Récitation

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Récitation

L'on m'avait appris à réciter à peu près décemment les vers, ce à quoi m'invitait un goût naturel ; tandis qu'au lycée ( du moins celui de Montpellier ) l'usage était de réciter indifféremment vers ou prose d'une voix blanche, le plus vite possible et sur un ton qui enlevât au texte, je ne dis pas seulement tout attrait, mais tout sens même, de sorte que plus rien n'en demeurait qui motivât le mal qu'on s'était donné pour l'apprendre. Rien n'était plus affreux, ni plus baroque ; on avait beau connaître le texte, on n'en reconnaissait plus rien ; on doutait si l'on entendait du français.

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Quand mon tour vint de réciter ( je voudrais me rappeler quoi), je sentis aussitôt que, malgré le meilleur vouloir, je ne pourrais me plier à leur mode, et qu'elle me répugnait trop. Je récitai donc comme j'eusse récité chez nous.

Au premier vers, ce fut de la stupeur, cette sorte de stupeur que soulèvent les vrais scandales ; puis elle fit place à un immense rire général. D'un bout à l'autre des gradins, de haut en bas de la salle, on se tordait ; chaque élève riait comme il n'est pas donné souvent de rire en classe ; on ne se moquait même plus ; l'hilarité était irrésistible au point que M. Badaud lui-même y cédait ; du moins souriait-il, et les rires, s'autorisant de ce sourire, ne se retinrent plus. Le sourire du professeur était ma condamnation ; je ne sais pas où je pus trouver la constance de poursuivre jusqu'au bout du morceau que, Dieu merci, je possédais bien.

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Alors, à mon étonnement et à l'ahurissement de la classe, on entendit la voix très calme, auguste même, de M. Nadaud qui souriait encore après que les rires enfin s'étaient tus :

-- Gide, dix. (C'était la note la plus haute.) Cela vous fait rire, messieurs ; eh bien ! permettez-moi de vous le dire : c'est comme cela que vous devriez réciter.

André Gide (1859-1951) Si le Grain ne meurt.


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C'était en classe de français. La leçon apprise était la première scène d'Iphigénie. Silbermann, interrogé, se leva et commença de réciter :

"Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille,

Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille."

Il ne débita point les vers d'une manière soumise et monotone, ainsi que faisaient la plupart des bons élèves. Il ne les déclama pas non plus avec emphase ; sa diction restait naturelle. Mais elle était si assurée et on y distinguait des subtilités si peu scolaires qu'elle nous surprit tous. Quelques uns sourirent. Moi je l'écoutais fixement, frappé par une soudaine découverte.

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Ces mots assemblés, que je reconnaissais pour les avoir vus imprimés et les avoir mis bout à bout mécaniquement, dans ma mémoire, ces mots formaient pour la première fois image en mon esprit. Je m'avisais qu'ils étaient l'expression de faits réels, qu'ils avaient un sens dans la vie courante.

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J'avais la vision d'un rivage où se trouvait dressé un camp ; les flots, qu'aucun vent n'agitait, glissaient doucement sur le sable ; et là, parmi des tentes à peine distinctes dans le petit jour et d'où nul bruit ne venait, deux hommes dont le front était soucieux s'entretenaient. (...)

Entendant quelques élèves protester contre l'empressement excessif de Silbermann, le professeur l'interrompit et le félicita.

Jacques de Lacretelle (1888-1985)

Silbermann (1922)

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Les photos sont de Robert Doisneau.

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C
J'ai beaucoup aimé "Silberman" que j'ai lu suite à une mention faite dans un article précédent de ce blog. Ce constat que l'on peut faire devant les inégalités des dons reçus !
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P
Il faut lire aussi "L'ami retrouvé" de Fred Uhlmann. Il nous renvoie à une période plus proche, au triste milieu du XXe siècle. Quelle leçon de grandeur d'âme. Surtout pour nous qui avons connu une si grande dignité dans la famille allemande.
É
Le bonvieux temps qui sent l'encre des plumes trempée dans les jolis encriers blancs incorporés dans les tables de bois! Les cahiers à carreaux comme nos blouses d'écoliers. Que de jolis monois éveillés et les yeux pétillants de la soif d'apprendre...le bon vieux temps...nostalgie...Merci Paule pour cet article de qualité <br /> On s'y croirait!
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P
Les photos de Robert Doisneau me touchent infiniment : le petit blondinet en pleurs, qui accompagnait un précédent blog sur la rentrée scolaire, me donne toujours envie de pleurer.<br /> Et mon petit bonhomme annonçant ce blog, blond lui aussi, qui cherche la suite de sa réponse - de sa phrase ? - pendant que le voisin "copie", est d'une vérité...
P
Overblog reste capricieux : deux paragraphes enregistrés en italique ont perdu ce caractère exigé pourtant par la citation.<br /> Mais les lecteurs auront corrigé d'eux-mêmes !
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